CHAPITRE X

Très vite les restrictions alimentaires et thermiques se répercutèrent dans toute la colonie de la falaise, et les plus heureux furent encore les vachers qui profitaient de la bonne chaleur des yaks et pouvaient prélever de la crème ou du beurre sur le contingent de produits laitiers à fournir.

Ann Suba, mise en minorité par la décision du collectif, continuait d’administrer la colonie mais n’avait plus droit d’intervenir dans les affaires scientifiques, et encore moins dans l’idéologie des Rénovateurs. Celui qui était à l’origine de cette nouvelle situation, Rigil, avait pour elle des égards inquiétants, n’essayait plus de l’affronter ouvertement. En moins d’une semaine il avait organisé des cours du soir, pour étudier une doctrine plus orthodoxe rappelant à chacun des habitants de la falaise des Échafaudages que le but des Rénovateurs était de faire réapparaître le Soleil à n’importe quel prix, et sans considérations humanitaires excessives.

— Sinon nous n’atteindrons jamais ce but et il nous faudra de nombreuses générations pour y parvenir. Qu’avons-nous à nous soucier de l’installation des hommes sur la banquise, je parle de ceux qui sont soumis à la société ferroviaire. Notre ennemi c’est le Président Kid de la Compagnie de la Banquise, qui n’a jamais tenu compte de nos avertissements du temps de nos glorieux prédécesseurs, je parle des Julius et Ma Ker, sans oublier Helmatt qui justement a dirigé cette Compagnie jusqu’au jour où un traître, je n’hésite pas à employer ce mot, l’a combattu et l’a conduit à la mort.

Le traître, c’était Liensun qui avait lutté contre Helmatt, un mégalomane total, un dictateur prêt à tout pour réussir ses expériences sur le Soleil.

Ann Suba apprit, de la bouche même de son ami Astyasa, l’accusation portée contre Liensun, mais décida de ne pas réagir.

— Nos amis verront bientôt que les expériences vont coûter cher, très cher. Nous n’aurons plus suffisamment de nourriture ni de chaleur. Les animaux vont souffrir et ne produiront ni lait ni viande et nos cultures hors sol vont dépérir.

— Les stocks sont encore importants, fit remarquer Astyasa. Il faut que les Tibétains se manifestent. Je n’ai pas réussi à m’approcher des caisses contenant les dirigeables démontés. Pas même des filtres à hélium qui sont sous bonne garde. Je ne dispose pas d’assez de volontaires pour tenter une opération commando.

— Il ne faut surtout pas donner des raisons à Rigil de nous faire arrêter. Nous devons agir clandestinement.

Elle sortit le plan des installations. Depuis des mois on avait creusé des cavernes profondes, des puits qui traversaient la falaise de part en part, aménagé des salles qui n’avaient même pas d’ouverture sur le vide. Les échafaudages, de plus en plus inutiles, commençaient de se détériorer.

— Pourquoi ne pas s’en servir pour indigner les Tibétains ? Si les échafaudages s’écroulent, ils comprendront que nous disposons de ces installations souterraines.

— Oui, dit Ann Suba. Nous pourrions agir de nuit, défaire les cordages qui les maintiennent.

Ce jour-là elle visita les écoles et se rendit compte que les enfants souffraient déjà de malnutrition et portaient des vêtements chauds qui les engonçaient et les empêchaient de travailler correctement. Une des institutrices, nommée Key, se plaignit auprès d’elle de la baisse d’attention générale.

— Et dans la salle de sports c’est encore pire. Il y fait très froid et les gosses n’ont pas assez de calories pour se dépenser comme on l’exige désormais.

Lorsqu’elle pénétra dans la vaste salle de sports, Ann Suba eut un sursaut d’indignation en découvrant que les enfants subissaient un entraînement de guérilla. On avait installé des rochers artificiels recouverts d’une véritable couche de glace, il faisait moins dix dans cet endroit, et même les petits de sept, huit ans, devaient crapahuter avec des imitations d’armes. D’autres combattaient entre eux, et Rigil, depuis une sorte de tourelle élevée, surveillait cet enseignement spécial.

Ann Suba le rejoignit :

— Cela fait partie de l’idéologie ? fit-elle sèchement.

— Exactement. Quand nous reprendrons nos expériences sur le Soleil, il est certain que les Tibétains passeront à l’assaut et nous tenons à ce qu’ils soient reçus comme il convient. Il n’est jamais trop tôt pour préparer un homme à la lutte. Vous n’êtes pas de cet avis ?

— Vous savez bien que non. Je refuse que les enfants soient exploités à des fins plus ou moins lointaines et douteuses. Après tout, rien ne vous empêche d’utiliser des commandos enfantins pour des tâches suspectes dans les prochains jours. Par exemple, faire surveiller les gens qui n’ont pas voté la reprise des expériences et le soutien énergétique à Charlster.

— Ann Suba, vous m’accusez de comploter, de préparer une sorte de putsch.

— Je n’accuse pas, je constate et j’en déduis. Si vous allez plus loin dans vos conclusions, c’est que vous avez déjà songé à des arguments de défense.

Il rougit et détourna son regard. Là-bas des enfants fatigués dérapaient sur des blocs de glace et l’un d’eux pleurait, les doigts paralysés par l’onglée.

— Satisfait que ces petits risquent de graves maladies ? Nous ne disposons pas d’un grand stock de médicaments et vous le savez bien. Les médecins sont rares chez nous, la recherche occupe trop de monde désormais.

Revenue dans son bureau, elle rédigea une circulaire, en fit elle-même des reproductions qu’elle espérait faire distribuer à tous les parents, mais le lendemain elle apprit que Rigil avait intercepté les coursiers, les menaçant de représailles s’ils continuaient de porter l’avertissement d’Ann Suba dans chaque famille.

Cependant quelques parents réagirent et vinrent la trouver :

— Nous avons décidé de garder nos gosses chez nous, de faire la grève des cours tant que l’enseignement ne redeviendra pas normal. Nous voulons la suppression de l’entraînement militaire.

Mais ils n’étaient qu’une dizaine et les autres se dérobèrent. Les malheureux se virent sanctionner par une diminution exagérée de leur ration nutritive et leurs cellules d’habitation furent isolées du système de chauffage. On prétexta une panne mais celle-ci se poursuivit durant trois jours. Ann Suba essaya d’intervenir au sein du collectif, mais le nombre de ses partisans avait encore diminué et elle fut mise en minorité par les trois quarts des membres présents. L’autre fois ils n’étaient que deux sur trois.

— Impossible d’attaquer les échafaudages, lui annonça Astyasa. Il y a des patrouilles la nuit. Je n’en savais rien mais tous les échafaudages sont surveillés et illuminés a giorno par des projecteurs. Rigil craint les Tibétains.

Pendant ce temps, Charlster, l’astrophysicien, recevait tout ce qu’il demandait. Il disposait de laboratoires équipés, pouvait à sa guise utiliser tout le courant qu’il voulait. Il ne s’en privait pas et tous les jours on devait arrêter le chauffage et l’éclairage dans la plupart des étables et des centres d’élevage, au risque de voir geler certaines récoltes, notamment celle d’un blé nain pourtant habitué à des climats rigoureux.

Désormais Astyasa prenait des précautions pour venir lui parler dans son bureau :

— Charlster prépare une grande expérience pour le mois prochain. Il espère, sinon ouvrir une lucarne, du moins vérifier sa théorie du nœud spatial en fragilisant la couche de poussières en un endroit donné et en observant ce qui se passera. Il va ioniser certaines couches pour suivre leur déplacement à l’aide du télescope électronique.

— De toute façon, il provoquera un réchauffement en fragilisant les strates de poussières.

— C’est certain et, d’après un de mes amis qui travaille avec lui, on pourrait obtenir pour la région une remontée du thermomètre jusqu’au zéro, peut-être même légèrement au-dessus.

— De quoi provoquer des glissements de glace sur les parois abruptes, par exemple. Dans certaines vallées tibétaines des trains entiers risquent d’être ensevelis.

— Ils y pensent et certains commencent à s’en inquiéter mais Charlster refuse d’en discuter. Il est dans ses calculs, dans ses rêves, et ne veut pas en sortir. Rigil veille à ce qu’il ne soit pas importuné et quelques scientifiques ont été mutés dans d’autres services. Un assistant se retrouve même en train de surveiller des travaux de forage, très loin d’ici, des travaux sans aucune urgence. On recherche un hypothétique filon de fer, mais je suis certain qu’aucune étude géologique sérieuse n’a été faite.

Pourtant il y eut à nouveau quelques mouvements de contestation car deux enfants tombèrent malades. Pneumonie et engelures profondes. On dut les hospitaliser en grand secret mais la rumeur se répandit et le lendemain plusieurs classes furent désertées par les enfants. Ann Suba suivait ces événements avec inquiétude, sachant que Rigil, désormais atteint par la folie du pouvoir, ne reculerait devant rien. Et effectivement il détourna totalement sur dix étages la production de chauffage. En moins de douze heures les parents concernés capitulèrent et les gosses reprirent le chemin des écoles.

Dans les classes supérieures, Rigil connaissait d’autres ennuis avec les adolescents. Le plus grand nombre ne supportait pas l’entraînement militaire, rêvait d’aventures extérieures, loin de cette falaise où ils souffraient du syndrome d’enfermement. Ils en voulaient au collectif, à Ann Suba et à Rigil qui les maintenaient dans ce lieu clos, les enchaînaient dans des règles strictes. Ils avaient désormais un idéal, celui de rejoindre sur la banquise du nord Pacifique l’équipe de Liensun qui créait là-bas une autre colonie, vivait des heures exaltantes auprès d’une très ancienne station de chasse. On avait eu quelques vagues nouvelles au début mais les liaisons radio n’avaient jamais pu être établies et les jeunes gens déliraient sur cette base lointaine, extrapolaient à partir du peu qu’ils en savaient. Liensun conservait tout son prestige depuis qu’il avait sorti Charlster de son train-bagne et on détestait le savant. On l’accusait d’avoir trahi, d’avoir trompé Liensun sur ses intentions. Lorsqu’il venait expliquer aux plus grands ses idées scientifiques, il ne recevait qu’un accueil méprisant. Ils le prenaient tous pour un charlatan, même si Rigil s’efforçait de les convaincre du contraire. Le nouvel homme fort de la colonie organisait des visites des laboratoires et Charlster, dans une exaltation frôlant la démence, évoquait le retour du Soleil, idéalisait le futur alors que tous savaient qu’eux-mêmes ne pourraient jamais profiter pleinement de l’ère solaire, en admettant que l’astre réapparaisse, qu’il y aurait une ou deux générations perdues à cause des brouillards, des inondations.

Un soir, Ann Suba décida que seul Liensun pouvait l’aider à reprendre les choses en main, à renvoyer Rigil à son travail d’électronicien. Comme son demi-frère Jdrien il disposait de pouvoirs de télépathe et elle essaya désormais d’entrer en communication mentale avec lui.

 

La caste des Aiguilleurs
titlepage.xhtml
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Arnaud,G.J.-[La Compagnie des Glaces-39]La caste des Aiguilleurs(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html